Sur la question de la « nationalité » et du « foncier rural »

21 février 2014

CÔTE D’IVOIRE

Deux projets de lois ont été votés le 19 août portant modification sur la « nationalité » et le « foncier rurale ».

Le premier concerne la nationalité des populations installées sur le territoire ivoirien avant l’indépendance et de celles qui y sont nées jusqu’en 1972. Le gouvernement veut qu’on les rétablisse dans leur droit dans le cadre de l’ancienne loi datant de 1961 (loi qui avait été modifiée quelques années plus tard pour rendre plus difficile l’acquisition de la naturalisation à cette catégorie de la population).

Quant au projet de loi relative au « foncier rural », l’objectif du gouvernement est de transformer à terme le statut juridique de plus de 20 millions d’hectares de terre jusqu’ici régis par le « droit coutumier » en propriété au sens capitaliste.

Même si ces deux lois sont indépendantes l’une de l’autre, de fait elles sont liées par leurs conséquences politiques. Et on le voit déjà à travers les réactions du FPI et du PDCI qui ressortent leur vieille rengaine xénophobe. Ils accusent le RDR de vouloir «brader la Côte d’Ivoire aux étrangers », de favoriser la «colonisation de vastes espaces par le Burkina Faso », de fabriquer « du bétail électoral », etc. On peut lire dans le journal Notre Voie du 19 juillet que : « Alassane Dramane Ouattara travaille pour l’étranger, il veut massacrer la population ivoirienne pour la remplacer par une autre… », etc.

Durant plusieurs jours, les « titrologues » (nom donné communément à ceux qui n’ont pas d’argent pour acheter les journaux et qui se contentent de lire les titres des premières pages des journaux étalés sur les trottoirs ou punaisés sur les panneaux) ont pu observer les passes d’armes entre les journaux « bleus » proches du FPI d’un côté et ceux favorables à Ouattara, de l’autre, dont Fraternité-Matin, sur la question de la «nationalité».

Lors du vote de ces projets de lois, la grande majorité des députés Pdci ont brillé par leur absence (le FPI n’est pas représenté au parlement car il a boycotté la dernière élection législative). Ces deux projets ont donc été adoptés à «l’unanimité» par les seuls députés du Rdr d’Alassane Ouattara. Ceux du Pdci et de l’Udpci demandent que la question de la nationalité soit tranchée par une « consultation populaire ».

Il faut rappeler que des conflits aigus liés à la nationalité et à la propriété foncière ont déjà fait des milliers de victimes dans ce pays. La surenchère des politiciens dans leur compétition pour l’exercice du pouvoir ne fait que mettre de l’huile sur le feu.

Une démagogie pour détourner les mécontentements populaires

A la fin de la décennie 1970, avec la chute du prix du cacao sur le marché mondial et son effondrement à partir de 1990, l’économie ivoirienne entre dans une période de crise. Le parti unique usé par vingt ans de pouvoir sans partage, fait face à un mécontentement populaire et à une contestation estudiantine. Il se lance alors dans une propagande xénophobe, pour détourner le mécontentement vers des boucs émissaires.

Houphouët Boigny meurt en 1992. S’ouvre alors une période de lutte pour lui succéder au pouvoir. Pour contrer son rival Ouattara, Bédié met en avant le concept de l’« ivoirité ». Le Fpi de Laurent Gbagbo lui emboite le pas pour ne pas laisser le champ libre au seul Pdci. Mais ceux qui ont vraiment souffert de cette propagande, ce sont surtout les petites gens indexées de « burkinabé » ou portant un nom à consonance nordiste.

La rébellion qui a éclaté en 2002 et qui a conduit à la partition du pays entre le Nord et le Sud, est une des conséquences de cette campagne xénophobe et ethniste.

Jusqu’à nos jours, cette question de l’ivoirité remonte à la surface, sous une forme ou une autre, à chaque soubresaut de la vie politique.

Le cadeau empoisonné du découpage colonial

Durant la colonisation, la Côte d’Ivoire faisait partie d’une entité plus vaste, l’AOF (Afrique occidentale française) parce que pour exploiter les peuples et les richesses naturelles de ses colonies, la bourgeoisie française avait besoin de constituer de vastes ensembles administratifs. Au moment de la décolonisation, l’AOF fut saucissonnée en petits Etats avec des frontières aussi aberrantes qu’artificielles. Des ethnies, voire des familles vivant de part et d’autre d’une frontière, furent divisées en « nationalités ». C’est là que se trouve une des causes profondes des conflits actuels liés à la terre et la nationalité.

La Côte d’Ivoire, une terre d’immigration

De vastes régions de son territoire sont constituées à l’origine, de terres forestières et fertiles. De nombreuses populations sont venues par vagues successives s’y installer au fil du temps, génération après génération, durant des dizaines et même des centaines d’années. La grande majorité de ces populations paysannes est venue des différentes régions frontalières de la Côte d’Ivoire. La terre ainsi occupée revenait tout naturellement à celui qui la mettait en valeur.

Lorsque Houphouët Boigny a été installé à la tête du nouvel Etat indépendant, il a entériné cet état de fait sans pour autant fixer de manière juridique claire ni la question de la propriété du sol sur les terres d’immigration paysanne, ni celle de la nationalité de ceux qui étaient désignés comme « étrangers » une fois l’indépendance acquise.

Un Code à géométrie variable en fonction du climat politique

Un premier code de la nationalité a été adopté en 1961. Selon celui-ci, les « non nationaux » résidant en Côte d’Ivoire antérieurement au 7 août 1960 ont un « droit d’option » sur la nationalité ivoirienne. Ce qui veut dire qu’ils ne sont pas d’office considérés comme ivoiriens mais seulement comme ayant droit de le devenir, à condition d’en faire une demande écrite. Quant à leurs enfants nés en Côte d’Ivoire, selon ce code ils peuvent devenir Ivoiriens par « déclaration ». Autrement dit, une « simple » déclaration de leur naissance auprès de l’administration leur donne automatiquement droit à la nationalité ivoirienne.

Même si cette démarche a été présentée comme une « simple » formalité, l’acquisition de la nationalité n’a jamais été « automatique ». Cette question deviendra épineuse au moment de la crise.

Selon les statistiques officielles, aucune demande dans ce sens n’a été introduite à ce jour par un étranger né sur le sol ivoirien avant l’indépendance. Seules deux demandes auraient été formulées pour des cas de naissance sur le sol ivoirien antérieur à 1972, date à laquelle cette loi a été modifiée, passant du « droit du sol » au « droit du sang ».

Cette nouvelle loi de 1972 va contribuer à compliquer encore plus la situation des populations concernées en rendant encore plus difficile l’acquisition de la nationalité ivoirienne alors qu’elles sont ivoiriennes de fait.

Diversité ethnique et complications politico-administratives

Il y a ainsi trois catégories de populations pour qui la question de la nationalité est problématique et qui est aujourd’hui source de conflit politique.

D’abord, il y a ceux qui sont venus s’installer avant l’indépendance. Ils sont originaires, pour la grande majorité d’entre eux, des pays voisins frontaliers (Libéria, Guinée Conakry, Burkina, Mali, Ghana). D’autres sont arrivés un peu plus tard et d’un peu plus loin (duTogo, du Bénin ou du Nigéria).

Ensuite, il y a ceux qui sont nés sur le sol ivoirien avant 1972. Ils peuvent s’appeler par exemple : Ouedraogo, Ouattara, Camara, Sidibé, Silué, Koovi, Taylor, Soumaïla, etc.(ce sont-là des noms de familles plus courants au Burkina, Mali, Ghana…).
De par la loi, ils sont théoriquement ivoiriens de droit mais n’ont jamais été reconnus comme tels.

La troisième catégorie c’est l’ensemble de tous ceux qui sont qualifiés d’«apatrides» car ils ne possèdent aucun papier attestant leur nationalité.

Selon le dernier recensement général effectué en 1998, le nombre total d’habitants de la Côte d’Ivoire est évalué à 19 millions. Par ordre d’importance numérique, il y a le groupe des Akans (Baoulé, Agni, Abron, …). Il représente 31% de la population, soit près de 6 millions d’habitants. Ensuite ce sont les populations dites étrangères ou immigrées. Elles sont estimées à 26%, environ 5 millions. Avec 25% (un peu moins de 5 millions), les Mandés (Malinké, Sénoufo, …) constituent le troisième groupe. Les Krou (Bété, Dida, …) arrivent en dernier, avec 10%, environ 2 millions d’habitants. Selon ce même recensement, les trois quart des habitants de ce pays, soit plus de 14 millions, vivent dans le sud forestier.

Un handicap de plus que le prolétariat aura à surmonter dans sa lutte pour son émancipation

Cette diversité ethnique est un héritage de l’histoire de la Côte d’Ivoire. La plupart des pays africains connaissent à des degrés divers, la même réalité.

Les pays les plus développés du monde capitaliste ont aussi connu dans leur passé une période durant laquelle la population était très diverse, suivant les régions, les coutumes, les dialectes parlés. C’était le cas pour le pays qui est aujourd’hui la France. La transformation de cette diversité en une nation unifiée s’est faite dans une longue évolution historique, déterminée en dernier ressort par le développement capitaliste (émergence d’un marché par-delà des régions, renforcement de la bourgeoisie, développement des moyens de communication puis du système éducatif, etc.). Le brassage de la population a été réalisé, de gré ou de force, par les besoins économiques de cette classe montante qu’était la bourgeoise. Aux lois économiques du marché se sont ajoutées les lois coercitives de l’appareil d’Etat.

Le capitalisme, lorsqu’il a pénétré en Côte d’Ivoire, n’était plus porteur de progrès par rapport aux sociétés traditionnelles mais au contraire dévastateur. La Côte d’Ivoire n’a pas connu le développement économique qui aurait pu permettre le brassage en profondeur de toute sa population et supprimer les barrières entre les ethnies. A la division entre les ethnies s’est ajoutée celle créée artificiellement par les frontières coloniales, entre les étrangers et les nationaux. C’est une réalité dont souffre toute la population car elle est source de conflits fratricides. C’est aussi malheureusement une réalité sur laquelle peuvent s’appuyer certains politiciens pour assouvir leurs ambitions personnelles.

C’est un handicap qui pèsera dans les futures luttes du prolétariat de Côte d’Ivoire pour son émancipation. Il s’agit-là d’un handicap parmi tant d’autres liés au sous-développement. C’est l’héritage historique de la plupart des pays du tiers-monde. Dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat des pays où le capitalisme est plus ancien n’aura pas à surmonter les retards liés au sous-développement dans la mesure où la bourgeoisie a accompli certaines taches le long de son évolution, surtout dans sa phase ascendante. Mais cette période-là est révolue définitivement. Le système capitaliste est devenu depuis très longtemps un frein pour le progrès humain. C’est au prolétariat en tant que classe sociale que revient la tache historique de sortir l’humanité de la barbarie, de l’obscurantisme et de toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Pour y parvenir, Il faudra que le prolétariat surmonte tous ces handicaps et parvienne à souder ses membres par-delà toutes les divisions régionalistes, ethnistes, pour constituer un seul prolétariat, conscient de ses intérêts propres et conscient, surtout, du rôle historique qui l’attend dans le renversement de l’ordre social capitaliste.